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Footsbarn India
5 janvier 2013

Waiting

Me voilà en Inde depuis déjà deux interminables semaines. À nouveau en Inde. À nouveau dans cette gigantesque machine à laver les certitudes, réglée sur le maximum de tours/minutes.  À nouveau dans cet effarant bout de monde où tes sens atteignent leurs taux de saturation à tous les coins de rue.

Puis cette fois ci, on a pas pris les gants.  Deux mois de tournée. 17 personnes. Huit nationalités. Le tour de l'Inde du théâtre.
Une fierté.

J'hésite à me lancer dans ma carte postale parce que j'essaie de trouver les mots. Les bons mots. Ceux qui feraient que vous pourriez, même un peu, croire à ce que je vous dit. Que vous ne vous disiez pas "roh, ce Fabien".
Mais "roh, quelle histoire".

Bon. Inspiration...

À l'heure où j'écris, je suis devant le Ravindra Manch, un grand auditorium de Jaipur, à une jetée de pierre du musée au dessus duquel hurlent les busards.  j'entame la cinquième heure du retard du camion qui est censé emmener notre décor depuis Delhi.
Je regarde les croyants jeter des morceaux de viande en l'air pour nourrir les busards.
Ce n'est pas un passe-temps : c'est une prière.
Et les très dignes chiens pariahs entourent le lanceur de viande en tirant la langue et remuant la queue. Si un oiseau rate l'offrande en l'air, elle retombe et devient offrande à terre. Et aux chiens pourris, les honneurs des rapaces.

Nous attendons le décor.

Nous attendons le pick-up aussi, dans lequel nous devons charger le décor.

Il y a deux jours, nous attendions le train qu'un préposé à la galère avait passé une demi-journée d'attente à obtenir. Au moins. Dans une de ces files/colonnes/tas d'attente caractéristiques du Nord de l'Inde et qui savent si bien rendre les occidentaux ivres de fureur.

Ce soir, j'attendrai que le soleil se couche avec sa brutalité habituelle pour rejoindre ma troupe autour du feu de bois.

Et me voilà, moi le toujours-pressé, l'hyperactif, l'hypernerveux, à train de revivre pour la énième fois ce delicieux sentiment que je ne ressent qu'en dehors de l'Europe:

J'apprécie l'attente.

Je la déguste à petites lampées. Vieux Cognac. Vieille prune. Je me grise tout doucement. Imperceptiblement.

Au temps qui passe.

Dans ce pays où l'on prend le temps de nourrir les rapaces.

L'attente est un cafard en Europe. Un temps "mort" (pesez le mot). Ici, c'est un gemme. Un temps bien vivant. Celui pendant lequel tu peux te permettre de pêcher à la mouche les images, les visages, les situations, les instants, les expressions qui nourrissent l'âme.

Et donc la poésie.

Parce que c'est bien là qu'elle se loge, la poésie : dans les interstices. Le moments creux. Les entredeux.
J'ose à peine le dire, mais on perd notre temps, dans nos belles villes bien huilées, où un retard de dix minutes est au mieux un intolérable scandale. Notre rêverie se dessêche. Nos cœurs s'intoxiquent par manque de culture physique. Il nous manque cette nécessité que sont les espaces vagues, dans lesquels nous pouvons bagenauder et penser à autre chose qu'à nos destinées piteuses et nos quotidiens avachis.

Chez nous, grâce à notre formidable supériorité technique, morale et culturelle,  tout s'enchaîne. Les journées se déroulent comme on les a composé la veille à l'agenda. L'Occident a mis fin à l'imprévu. A contenu le chaos. A rangé ses chaussettes.
Résultat: on s'emmerde à en couper le verre.
Alors on s'en va, par milliers, sans vraiment en avoir conscience, rechercher ce chaos là où il subsiste encore
Dans l'ivresse
Ou bien les grands voyages.
Le retard de ce maudit camion m'a d'abord fait enrager. J'avais engagé des sommes folles pour dédouaner le décor dans les temps. Que l'on puisse commencer au plus vite les répétitions. Succès! En deux jours je le réceptionnais à New Delhi. Un record. Pas besoin de passer des heures aux douanes, à soudoyer sans détour un simili-militaire sans regard.
C'était il y a deux semaines.
Et aujourd'hui, le camion n'arrive pas. Parce qu'il y a du brouillard. Parce qu'il y a eu un accident à Gurgaon. Parce que les travaux du métro de Jaipur foutent la zone sur les routes. Bref. Parce que la vie est ainsi faite.

J'ai commencé à faire ce que je fais d'habitude : enrager, vitupérer et gueuler. J'ai eu au téléphone tout un tas de gens désolés qui réagissaient à mes éclats d'humeurs par des "que voulez vous qu'on y fasse? ", confondant de vérité. Puis je me suis assis sur la pelouse, et me suis mis à faire le décompte de tout ce que ce retard m'avais permis de voir jusque là.

Ces ouvriers sikhs, portant sous leurs turbans d'énormes lunettes de protection, soudant à même le sol les grilles du jardin.

Ce marchand portant ses volumineux rice papadam dans un immense panier d'osier posé sur sa tête.

Ces deux compères priant de concert devant la foule de rats venus dévorer leurs offrandes.Ils psalmodient, tournent sur eux même et parfois se percutent.

Ces petits groupes disséminés, à croupetons autour d'un feu de débris, la tête enveloppée dans une écharpe nouée à la rage-de-dents, luttant comme ils peuvent contre le glacial hiver Rajasthani.

Ces gamins poussiéreux et hirsutes, courant joyeusement, de trouvailles en trouvailles, au milieu du chantier que mène leurs parents maigres.

Cet homme dormant paisiblement sur son rickshaw, dans une position de funambule.

Les petit jeu des rapaces et des chiens.

Un dromadaire et sa charrette.

Et tous ces cerfs-volants. Ces milliers de cerfs-volants. Activés par des gosses, des vieux, des femmes, des hommes, des riches, des pauvres... des centaines de milliers de cerfs-volants, se partageant avec les busards
Le bleu implacable du ciel de janvier.

Et je me suis dit
Qu' il fallait être fou ou aveugle
Pour considérer ces quelques heures
Comme du temps perdu.

À bientôt.

--
Fabien Granier

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